12

Pourquoi ferait-il cela ? Pourquoi ? se répétait Taheb sans relâche tandis qu'ils traversaient la ville en toute hâte. À côté d'elle, Huy conservait le silence. Il se maudissait pour sa maladresse, son inaptitude à tenir compte du comportement humain, la stupidité dont il avait fait preuve en sous-estimant son ami et la force de son amour.

Ils sauraient bien assez tôt si ses pires craintes étaient fondées. Jouant des coudes dans la foule plus dense que d'habitude par cette fin d'après-midi, en raison des festivités organisées pour l'arrivée du roi, ils étaient en nage et fatigués, eux que rien ne destinait à cette association improbable, mobilisés pour un ultime effort quand ils avaient cru qu'aucun autre ne serait plus nécessaire.

Taheb trébucha sur une dalle saillante et Huy la rattrapa par le bras. Il fut surpris de la force qu'il sentit en elle.

« Merci.

— Tout va bien ?

— Continuons. »

Ils furent retardés plusieurs minutes par une procession de prêtres, portant solennellement des statues en bois représentant Amon ainsi que son épouse, Mout, et son fils, Khonsou, accompagnée de la musique des sistres.

« Est-il possible que tu fasses erreur ? demanda Taheb, sachant qu'elle s'accrochait à un dernier espoir.

— S'il n'est pas là-bas, j'en serai heureux, répondit Huy. Mais je ne vois pas où il serait allé autrement. Je lui ai demandé de me laisser seul avec toi pour commencer et de me faire confiance. Mais, évidemment, il a dû écouter à une fenêtre. C'est la réaction la plus naturelle au monde.

— Que peut-il avoir eu le temps d'entendre avant de partir ?

— Suffisamment pour la prévenir. Mais s'il avait tout entendu, je crois que sa réaction aurait été la même. »

Taheb resta silencieuse en entendant ces mots, et Huy se mordit les lèvres. Il n'avait pas voulu la blesser en exposant la force de l'amour de son époux pour une meurtrière. Mais qui aurait pu prédire un tel retournement de situation ? Qui aurait pu prévoir un acte aussi insensé ?

Leurs ombres dansaient sur les murs de la rue, colorés d'un jaune profond par le soleil en cette onzième heure du jour. Une litière avançait péniblement, avec une infinie lenteur à travers la foule, son occupant irascible se penchant au-dehors pour invectiver les passants.

« Seront-ils encore là ?

— Il a un quart d'heure d'avance. Il faudra qu'il lui explique tout. Avec de la chance, ils y seront encore.

— Et si elle le tuait ? » balbutia Taheb.

Huy ne répondit pas.

« Je n'arrive pas à croire que tout cela est arrivé », dit-elle d'un ton plus posé.

Ils continuèrent de se hâter en silence, gravirent une rue escarpée qui atteignait son point culminant au bout d'une trentaine de pas puis descendait en pente tout aussi abrupte. Au coin, de l'autre côté d'une petite place, se trouvait la maison de Moutnéfert. En approchant, ils ralentirent inconsciemment l'allure, essayant de reprendre leur souffle. Taheb se sentait étrangement calme. Huy renonça à élaborer une stratégie.

La porte d'entrée était entrebâillée. Prudemment, Huy la poussa toute grande. La cour était silencieuse. Ils traversèrent successivement les pièces intérieures sans découvrir âme qui vive. Il n'y avait aucune trace de lutte ni de départ précipité. Tout semblait à sa place : rien ne suggérait ne fût-ce qu'un dîner interrompu. C'est seulement en arrivant dans la pièce où Moutnéfert avait reçu Huy qu'ils perçurent un mouvement derrière la porte. Lorsqu'ils l'ouvrirent, quelque chose détala à toutes jambes. Puis, de sa position au sommet de la pile de coussins, le petit singe à face rouge siffla en leur montrant les dents et les foudroya d'un regard furieux et désespéré.

 

Il y avait peu de monde sur le quai, mais Taheb réussit à trouver un des contrôleurs du port, qui lui apprit qu'il avait vu deux personnes embarquer sur un bateau de pêche et descendre le Fleuve un peu plus tôt. Les gens allaient fréquemment chasser le canard et l'échassier à la tombée du soir, à l'heure où les oiseaux se nourrissaient ; mais en ce jour particulier, il admit que cela l'avait surpris, car presque toute la population fêtait la venue de Nebkhépérourê Toutankhamon.

« Pouvons-nous les suivre ? demanda Huy à Taheb.

— Le Splendeur d'Amon est là, mais je ne sais pas si je pourrai trouver l'équipage, ni combien de temps il faudra pour préparer le bateau et appareiller. »

Elle parlait machinalement, comme dans un rêve.

« Je sais ce que tu éprouves, dit Huy.

— Vraiment ? » répondit-elle d'un ton sec, les yeux trop brillants.

Rapidement, ils longèrent le front de l'eau jusqu'à l'endroit où le Splendeur d'Amon était amarré. Ils montèrent à bord et la vue de Taheb fit se lever le maître d'équipage, qui buvait de la bière noire en compagnie des trois hommes laissés de faction pendant que les autres participaient aux réjouissances, à terre.

« Nous ne pouvons pas mettre les voiles à nous seuls, dit le maître d'équipage en regardant Huy avec méfiance, quand Taheb lui eut fait part de son intention.

— Nous descendrons le courant, insista-t-elle. Tu as assez d'hommes pour manœuvrer.

— Pas pour le retour.

— Inutile de s'en préoccuper.

— Je ne sais pas, dit le marin, sceptique. Maintenant que nous sommes rentrés au port, je dois en référer au capitaine, ou au propriétaire.

— Je suis l'épouse du propriétaire.

— Je sais bien, mais… Écoute, il faudra une demi-heure pour le faire partir. La nuit sera tombée. De toute façon, pourquoi voulez-vous appareiller maintenant ? interrogea-t-il, regardant alternativement Taheb et Huy.

— Nous prendrons la yole, intervint ce dernier. Tes trois hommes viendront avec nous pour effectuer les manœuvres, toi, tu resteras sur le navire. À notre retour, nous ferons un rapport au propriétaire à ton sujet. »

Le maître d'équipage lui lança un regard noir, puis se tourna et lança un ordre bref. Les hommes se levèrent et se dirigèrent vers l'avant, où se trouvait la yole. Ils parèrent la petite embarcation au-dehors et la mirent à l'eau. Ils avaient déjà beaucoup bu et évaluèrent mal la hauteur, si bien que la yole s'écrasa sur l'avant, mais elle se redressa et les marins s'y installèrent rapidement, suivis par Taheb et par Huy.

Une fois dans le courant, le vent frais et la cadence régulière et souple des rames les dégrisèrent. Le soleil ensanglantait l'horizon, par-delà la Vallée, et Huy distingua le tertre noir et solitaire de l'ancienne sépulture de Rekhmirê, profilé dans la lueur crépusculaire, dépourvu de signification sauf pour lui-même, et il ne l'indiqua pas à Taheb. Le visage de marbre, elle regardait devant elle, essayant de distinguer une forme sur le Fleuve dans la pénombre qui se formait au loin.

« Nous devrions bientôt les rattraper, fit-elle remarquer. Ils ne peuvent pas avoir pris beaucoup d'avance en ramant seuls. »

Huy se demanda à quoi elle pensait. Voulait-elle sauver Amotjou, le ramener à la raison, éviter le scandale ? Peut-être était-ce aussi simple. Ou peut-être ne pensait-elle à rien. Elle se contentait d'accomplir des gestes pour avoir l'impression d'agir. Dommage qu'il n'ait pas eu le temps de prévenir Aset.

Quelque chose heurta faiblement le flanc de la yole et ils virent derrière eux un tourbillon d'eau rouge.

« Un crocodile, marmonna un des marins à l'adresse de Huy. Ne t'en fais pas, ce bateau est trop gros pour eux.

— Et s'ils avaient fait échouer leur barque et continué à pied ? demanda Taheb.

— Où iraient-ils ?

— Je me demande où ils pensent aller, de toute façon. »

Soudain, au milieu des ténèbres, une forme plus sombre se dessina, miroitante, encore trop lointaine pour être distinguée avec netteté.

« Ramez plus fort ! » dit Huy.

Les marins souquaient ferme. En approchant, ils virent devant eux une frêle embarcation, tanguant sur l'eau avec une violence que n'aurait pu produire le mouvement du courant. En même temps, de faibles cris leur parvinrent.

Les marins regardèrent eux aussi dans la direction des cris, puis firent virer la yole dans la largeur du Fleuve et l'y maintinrent.

« Que faites-vous ? s'écria Huy.

— On sauve notre peau, dit le marin qui avait parlé un peu plus tôt.

— Tu disais que ce bateau était trop gros pour être la proie des crocodiles.

— Pas quand il y en a autant ! »

Taheb voulut se lever, et la yole se balança brutalement.

« Amotjou ! » hurla-t-elle d'une voix où vibrait une douleur insondable.

Le courant emportait l'esquif au loin. Tout autour, l'eau bouillonnait. Ils distinguaient les deux passagers qui assenaient de grands coups de rames sur le Fleuve. Puis le dernier reflet de lumière disparut du ciel, et le vent ne porta plus aucun cri vers la yole.

 

Périr dans le Fleuve passait pour un honneur insigne, et les dépouilles d'Amotjou et de Moutnéfert n'étant pas retrouvées, des effigies furent investies du rôle d'abriter leurs kas respectifs dans la tombe. La statue d'Amotjou fut placée dans la sépulture de son père, derrière les grandes portes en cèdre ; celle de Moutnéfert fut érigée dans le caveau de son époux, qui ne se trouvait pas dans la Vallée mais dans la nécropole de la capitale du Nord. Taheb assista aux funérailles de son mari avec une dignité glaciale, ne trahissant pas un instant, ne fût-ce que d'un battement de cils, la souffrance qu'elle avait révélée en un unique appel.

En ce qui concernait Huy, sa besogne était terminée. Il n'y avait aucun rapport à rendre, aucun dossier à clore, aucun profit à retirer. Le temps s'était refermé sur toute l'affaire telle l'eau du Fleuve sur une pierre jetée dans le courant. Le plus dur serait de parler à Aset. Sa douleur, aussi véhémente que celle de Taheb était glacée, ne l'excluait pas moins. Il se demanda si, après tout, l'amour d'Amotjou pour Moutnéfert avait eu quoi que ce fût de mystérieux.

Il regagna sa petite maison. Elle lui parut sombre, misérable et peuplée de fantômes : ceux d'Amotjou, de Rekhmirê, d'Ani, mais aussi ceux d'Aahmès et du petit Héby qui lui manquait tant qu'il croyait sentir dans ses bras le poids de son corps menu. Les jours passèrent. Les prêtres entreprirent avec un regain d'ardeur d'effacer le nom de l'ancien roi de tous les monuments et des colonnes. Les Mézai réussirent, en étendant leurs patrouilles, à réduire les pillages dans la Vallée. Le soleil brillait et le Fleuve coulait.

Huy s'attela à la tâche de continuer à vivre.

 

 

 

 

FIN



[1] Les dates concernant la fin de la XVIIIe dynastie sont sujettes à controverses entre les différentes écoles d'égyptologues. Certains situent la mort d'Akhenaton en 1373, d'autres vers 1379, de même pour Toutankhamon dont certains situent la naissance en 1354, d'autres en 1361, et qui n'a vécu qu'une vingtaine d'années. (N.d.É.)

[2] Voir note 1.

[3] Voir note 1.

[4] Voir note 1.

[5] Fils d'Horus : génies funéraires protecteurs des vases canopes.

[6] Ka : le double spirituel. Né avec l'homme, il grandit avec lui et le protège. Après la mort, il aspire à poursuivre dans la tombe la vie qu'il a menée sur terre.

[7] Danseurs qui accueillaient le cortège funèbre à l'entrée du tombeau.

[8] Sakkieh : système d'irrigation ou noria, composé d'une roue en bois munie de pots de terre, actionnée par un animal (dromadaire, buffle ou âne).

[9] Opet : grande fête annuelle qui avait lieu pendant les crues du Nil à Thèbes en l'honneur d'Amon, et à laquelle participait Pharaon. À son apogée, sous Ramsès III, la célébration durait vingt-sept jours.

[10] Senet : littéralement, « passer ». Jeu apparenté aux dames.

[11] Ba : l'âme, figurée par un oiseau à tête humaine.

[12] Seshen : plante dont on extrayait l'huile pour en faire du parfum.

[13] Khou : l’intelligence.

[14] Khaibit : l'ombre.

[15] Sahou : la momie.

[16] Plat ordinaire des pauvres, composé d'épinards, de laitue et de légumes verts.

La cité de l'horizon
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